Tout d’abord il y a le don, ou « l’abandon », le « faire give up ». Cette volonté « d’abandonner quelque chose par le don » correspond pour moi à la condition de viabilité humaniste du projet et se rattache théoriquement à l’axiome fondamental du Boz : « il y a en chaque homme un artiste ». Le don (d’un objet quelconque par quiconque) ou l’abandon (du narcissisme du créateur pour l’artiste - qui accepte de participer à la création d’une œuvre collective qui outrepasse son identité propre), comme l’impulsion créatrice et la condition nécessaire de participation et de réalisation du projet.
Ce don-abandon pourrait ainsi être perçu comme la base éthique, le contrat moral, la raison sur laquelle se construisent les relations saines et positives entre les individus acteurs-créateurs de la « collection give up ». Cette posture face au don, qui rassemble et impulse la création, donne une force symbolique et significatrice aux objets et aux œuvres créées. Elle « peut » également guider l’interprétation du contenu des expositions si on accepte toutefois cette posture comme un paradigme.
Paradigme qu’on pourrait développer plus en profondeur en considérant que l’objet contient naturellement tous les dons et les abandons du monde.
Chaque objet, chaque création est toujours déjà don et abandon. L’objet donné en cadeau comme langage universel de l’affection, l’homme, l’ouvrier ou l’artisan qui abandonne son temps à la création de l’objet, l’artiste qui s’abandonne littéralement dans son œuvre …
Sous l’angle linguistique, nous pourrions dire de manière un peu pompeuse que l’objet réalise la concaténation des chaînes sémantiques du don et de l’abandon.
A ce stade, il n’y même pas besoin d’œuvres, le concept justifie la pratique et implique, peu importe l’objet présenté, un mode d’interprétation et une esthétique particulière. Quelque part, give up, incarne une Esthétique qui met toute créations sur le même plan (objets insignifiants, objets techniques, œuvres d’art), et tout homme au rang d’artiste. Ce qu’il y a voir n’est pas la création experte d’un sur-homme, d’une sensibilité effrénée, d’un Artiste, mais le témoignage du potentiel créatif – sans limites formelles ou jugement de valeurs - de toute la communauté humaine, aujourd’hui et dans le monde entier.
A l’extrémité de cette démarche il n’y a plus lieu de parler d’art, tout est création, potentiel de liberté et témoignage et trace de la vie et du temps.
Mais quel témoignage ? Ici il faut de la matière, des objets, il faut des hommes et des femmes, il faut des œuvres, il faut que l’ensemble soit vu, il faut une exposition, il faut une collection.
Pourquoi une collection ? Parce que si nous disons : « nous constituons une collection », nous ne nous engageons pas à exposer à court terme, nous pouvons rester flou sur la quantité et la qualité réelle de cette collection, nous pouvons créer une attente pour une exposition évènement qui dévoilerait « enfin » ce qu’elle renferme. L’exposition reste nécessaire (si nous ne voulons pas passer pour des marchands de sables), il faut qu’elle existe au moins dans notre discours, et potentiellement dans un avenir pas trop lointain, mais le fait qu’elle n’arrive pas tout de suite ne nous empêcherait pas de travailler en attendant sans se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de nos interlocuteurs.
Mais imaginons la cette exposition : un rassemblement d’objets (ni vraiment originaux, ni vraiment authentiques, ni vraiment surprenants) et d’œuvres (dont la qualité reste et restera toujours discutables pour grand nombres de raisons). Soit, nous disons en filigrane : voici des objets banals et des œuvres d’inconnus. C’est donc notre atout ! Et c’est précisément là où nous sommes « différents », c’est notre ligne, notre « politique », et nous revenons à notre axiome et nos fondamentaux. Nous devrions donc dire, en clair cette fois ci : « oui ! Ce sont des objets banals et des œuvres dont l’intérêt n’est pas spécifiquement formel, crées par des inconnus non légitimés par le monde de l’art, et Oui c’est intéressant et nous allons vous le montrer ! ».
Arrive alors le moment crucial, la question fatidique : « mais qu’y a-t-il donc de plus à voir » ?
C’est ici qu’intervient à mon sens le second angle d’interprétation ou le niveau supérieur de l’analyse, qui attrait non plus à une réflexion sur le statut de l’artiste et de l’homme qui crée ou qui donne, mais à celui de l’Objet dans sa condition générale. Je disais plus haut, que l’Esthétique dessinée par give up met tout les hommes au rang d’artistes et (re)donne à toutes les sortes d’objets et créations une dignité. C’est sur ce second point qu’il faudrait maintenant s’étendre. Que délivrent ces objets ? quels témoignages, quels « messages » ? Mais au fond, doit-il nécessairement y avoir un « message » ?
Il conviendrait naturellement d’aborder ici la question du langage. On auréole généralement l’œuvre d’art d’une qualité communicationnelle toutefois irréductible au langage. De façon générale, l’Art déstabilise le langage et sa fonction totalisante, il en illustre régulièrement les limites. Give up s’inscrit dans cet état de fait.
D’une part. Give up n’est pas un projet qui soutiendrait l’illusion d’une interculturalité ou d’un véritable dialogue. Non, le langage n’est pas seulement une qualité mais également un problème : l’incompréhension et notre incapacité à communiquer par delà les différences reste une des plaies de notre monde moderne, et ce particulièrement sur ce qu’il est convenu d’appeler la culture. Non nous ne nous comprenons pas, le monde de l’indien azurini n’est pas celui du prisonnier bulgare, ou du public d’un musée d’art contemporain munichois. Non le villageois de Tovegan n’a pas véritablement participé au même projet que moi, « jeune artiste de Bruxelles », mais nous avons fait l’expérience. Give up est une expérimentation, une véritable expérience, qui donne lieu à une forme encore inconnue de langage.
L’objet y tient une place fondamentale : il devient malgré son insignifiance superficielle un signifiant riche et profond laissant entrevoir une multitude de signifiés qui forment l’esquisse d’une sémantique, d’un autre langage, dont il constitue l’alphabet et la pratique artistique la grammaire.
La pertinence esthétique du projet Give up pourrait selon moi se résumer selon cette grille d’interprétation :
« L’œuvre d’art est irréductible au langage, l’objet est toujours don et abandon, Give up se base sur cet état des choses et le réalise à la lettre : le public donne, l’artiste abandonne son statut, au profit d’une pratique collective donnant lieu à une forme balbutiante de langage, une collection, dont le balbutiement est assumé, et qui nous offre partant, une forme de liberté, de nouvelle perspectives et un nouveau regard sur le monde commun dans lequel nous vivons »
Edwin Lavallée